Un bon article de Mediapart à lire avant d’acheter sur Amazon et dénigrer les autres. ( Une autre source également Des circuits d’optimisation fiscale qui passent par l’Europe )
Actionnez la très discrète sonnette au 31-33, rue Sainte Zithe, une rue tranquille du centre de Luxembourg, et vous déclencherez une mécanique bien huilée. « Attendez, je descends », vous informera une voix aimable et jeune. Une hôtesse d’accueil, tout sourire, viendra vous apporter une feuille à destination des journalistes qui ne manquent pas de sonner de temps à autre. Elle vous interdira surtout l’accès au siège européen d’iTunes, hébergé dans cet anonyme immeuble de bureaux, où la filiale d’Apple, reine de la vente électronique de musique, occupe deux étages. Une banale boîte aux lettres signale l’adresse.
iTunes ne claironne pas exactement sa présence au Luxembourg. © D.I.La jeune femme disparaîtra ensuite prestement dans les locaux, vous laissant à la main le nom et les coordonnées, en Angleterre, du directeur de la communication d’Apple. Qui n’a jamais répondu aux questions de Mediapart. À côté du siège démesuré d’ArcelorMittal (qui occupe le somptueux hôtel particulier de l’Arbed, le géant sidérurgique dont il est le descendant), situé à deux pas, le quartier général européen d’iTunes fait très pâle figure. Et on comprend que la société ne souhaite pas le dévoiler aux regards trop curieux : en avril 2012, le rapport d’audit annuel de la société, publié en France par le site de BFMTV, indiquait qu’en 2011, seuls 16 salariés y étaient employés. L’année précédente, ils n’étaient que 12. C’est peu pour un lieu qui est censé gérer la plateforme iTunes pour toute l’Europe.
Quelques centaines de mètres plus loin, boulevard Royal, siègent eBay et sa filiale Paypal. Si l’accueil y est moins distant, et s’il est possible d’accéder jusqu’à l’accueil, le résultat est identique : en cette fin décembre, personne n’est disposé à recevoir le journaliste de passage. Et les demandes de renseignements envoyées plus tard resteront elles aussi sans réponse. iTunes et eBay sont des symboles : les géants du commerce en ligne, comme de nombreuses multinationales, apprécient particulièrement le climat luxembourgeois. Pour son taux plancher de TVA et les divers arrangements fiscaux que le pays prodigue sans compter aux grandes entreprises qui viennent s’installer sur son territoire, estiment les observateurs critiques. En raison de ses excellentes infrastructures, d’une main-d’œuvre qualifiée, des mesures anciennes destinées à assurer le développement et la sécurité du commerce électronique, et bien sûr de sa stabilité et de son attractivité fiscales, martèlent en réponse les Luxembourgeois.
« Pourquoi les grands du e-commerce se sont-ils installés au Luxembourg ? Ils avaient notamment besoin d’infrastructures, dans lesquelles le gouvernement a investi massivement depuis le milieu des années 1990, explique Nicolas Mackel, le dirigeant de Luxembourg for Finance, l’agence chargée de la promotion de la place financière. Et Amazon, qui emploie environ 600 salariés sur notre territoire, n’est pas seulement là pour la TVA : la fiscalité est un facteur important, mais pas suffisant. Je crois savoir qu’avant de s’installer ici en 2004, ils ont réalisé une évaluation globale de trois ou quatre pays, qui portait sur la position géographique, la stabilité sociale et fiscale, l’attitude du gouvernement envers les entreprises, la législation sociale, la pratique des langues et même les horaires d’ouverture des entreprises ! »
Outre les entreprises déjà citées, le pays se fait une fierté d’héberger les sièges européens de Skype ou du géant japonais du commerce électronique Rakuten, auxquels il faut ajouter les quartiers généraux mondiaux du groupe média RTL, du leader mondial des satellites SES ou de Cargolux, premier affréteur d’avions-cargos en Europe…
Il est tout à fait exact que le Grand-Duché concentre un nombre d’atouts importants, susceptibles de plaire à une entreprise souhaitant s’installer au cœur de l’Europe. Mais ces atouts suffisent-ils à expliquer qu’un pays de 500 000 habitants compte 100 000 entreprises enregistrées à la chambre de commerce ? « Le Luxembourg a dû faire des concessions sur le secret bancaire (comme nous le racontons dans le premier volet de notre enquête – ndlr), mais il continue à construire des législations très attractives pour les entreprises », affirme Mike Mathias, assistant parlementaire des députés Verts, spécialiste des questions de finances et ancien secrétaire du Cercle des ONG de développement du pays. Attirer le plus grand nombre d’entreprises est vital pour ce tout petit État, coincé entre France, Allemagne et Belgique, qui veut devenir la porte d’entrée des multinationales en Europe.
Officiellement, l’impôt sur les sociétés est établi à 29,22 % depuis 2013, pas si loin des 33,3 % français. Mais les façons d’alléger la facture sont innombrables, tout en étant totalement compatibles avec le droit européen. Nous l’indiquions dans notre précédent article, les fonds d’investissement s’acquittent par exemple généralement au Luxembourg d’une taxe de 0,01 % sur les actifs qu’ils gèrent. Les hedge funds, les fonds de capital risque, bénéficient eux aussi d’une défiscalisation presque totale, même lors du démantèlement du fonds, où chaque actionnaire peut empocher ses plus-values en toute tranquillité.
Les incitations à s’installer vont bien sûr plus loin. Le très populaire régime des Soparfi, les « sociétés de participations financières », principalement destiné à optimiser la gestion de holdings, donne ainsi accès à de belles exemptions. Classiquement, une société française voulant alléger ses impôts peut ouvrir une Soparfi, dont l’entité française devient en théorie une filiale. Grâce à la convention fiscale existant entre le Luxembourg et la France (et comme partout dans l’Union européenne), il est possible de faire remonter les dividendes de la société française vers la maison-mère luxembourgeoise, sans taxe retenue à la source en France. Le Luxembourg pratique ensuite une exonération très bienveillante, de 80 %, sur les dividendes de la Soparfi. Les plus-values, elles, ne sont pas imposées.
Autre hameçon à entrepreneurs, qui concerne plutôt la net économie, les revenus provenant de l’exploitation des brevets, des marques, des droits d’auteur sur les logiciels ou noms de domaine, et tout revenu « issu de la propriété intellectuelle », bénéficient eux aussi depuis 2008 d’une exonération d’impôt de 80 %. Et depuis 2009, les droits de propriété intellectuelle sont exonérés de l’impôt sur la fortune.
Quel résultat pour les entreprises ? Il est généralement difficile de connaître les taux d’impôt réellement payés par les grandes sociétés. Sauf lorsqu’elles les annoncent elles-mêmes. Le géant des satellites SES a ainsi eu l’obligeance de le faire dans son rapport trimestriel de novembre, où il indique viser un modeste taux d’imposition annuel « de 10 à 15 % ».
Ce taux à prix cassé n’est certes pas très différent de celui dont s’acquittent réellement les sociétés du CAC 40 en France. Mais au Luxembourg, d’autres entreprises sortent encore mieux leur épingle du jeu, ou se servent du pays, parmi d’autres, pour faire quasiment s’évaporer leur imposition. Les cas les plus connus sont ceux des géants de la net économie, ceux que nous avons surnommés les Intaxables.
Le tour de passe-passe démarre par une TVA à prix d’ami. Par exemple, tout consommateur européen achetant musique ou films sur iTunes reçoit une facture établie depuis le Luxembourg, où le taux de TVA est établi à 15 %. « Le droit européen laisse le choix aux États-membres d’établir leur taux de TVA dans une fourchette. Nous sommes dans le bas de la fourchette, mais nous en avons absolument le droit », remarque Nicolas Mackel, de Luxembourg for Finance. Qui ne parle toutefois pas d’une autre optimisation plus discrète… En 2009,un rapport d’expertise établi pour le Sénat français soulignait que 75 % du prix d’un morceau ou d’un film est constitué de droits d’auteur, dont le taux de TVA au Luxembourg est de 3 %. En tout, l’achat du dernier Daft Punk serait donc taxé à 6 % au Luxembourg, contre 20 % en France depuis le 1er janvier. Encore mieux, depuis 2012 , le taux appliqué aux livres électroniques est de 3 % !
D’un point de vue strictement fiscal, le Luxembourg n’est sort pas vraiment gagnant : malgré un chiffre d’affaires d’un milliard d’euros environ sur place, iTunes reverse une bonne partie de ses profits à d’autres filiales d’Apple hors du pays, au titre de services de « support marketing ». En 2011, à coups de montages nommés « double irlandais » ou « sandwich néerlandais », Apple a fini par payer, hors États-Unis, un taux moyen d’impôt de 1,9 %. Mais pour le Grand-Duché, bénéficier des emplois et de la bonne réputation offerts par ces entreprises n’a pas de prix.
Le chiffre d’affaires français d’Amazon est 8 fois plus élevé que ce qu’il déclare
Toutes les bonnes choses ayant une fin, les entreprises de commerce électronique devront bientôt cesser de facturer depuis le Grand-Duché. Le régime de faveur dont profitent les « services électroniques » en Europe prendra fin le 1er janvier 2015. Pour encore un an, la TVA sur les services électroniques est payée au fisc de l’État où l’entreprise est implantée. Entre 2015 et 2019, une période de transition fera disparaître cette pratique : comme c’est déjà le cas pour tous les autres secteurs d’activité, la taxe devra être acquittée dans le pays où l’activité est réellement effectuée. Et donc en France pour un internaute français achetant un morceau, un film ou un livre électronique. Le gouvernement luxembourgeois évalue le manque à gagner d’environ 600 millions d’euros de recettes fiscales, soit 1,2 % du PIB. Il a donc déjà annoncé pour 2015 une augmentation de la TVA pour toutes les autres entreprises, qui continueront de la payer sur son sol. Mais il a aussi été promis que le taux resterait toujours le plus bas de l’Union européenne.
En attendant, cette TVA non-perçue aura été un gouffre financier pour la France. Le sénateur UMP Philippe Marini estime que si elle était perçue en France, cette taxe sur les activités du secteur réellement exercées sur le territoire aurait rapporté plus de 800 millions d’euros par an. La Grande-Bretagne, elle, aurait perdu chaque année 2 milliards d’euros pour les mêmes raisons.
Devant le siège d’eBay et de Paypal. © D.I.Le fisc français s’intéresse donc de près à la question. S’il soupçonne Google de le frauder en passant par l’Irlande (il lui réclame la bagatelle de 1,7 milliard d’euros), pour eBay et Paypal, c’est l’installation en Suisse, et au Luxembourg depuis 2008, qui le fait tiquer, commeL’Expansion l’avait révélé fin 2012.
Amazon est lui aussi dans la ligne de mire pour son QG luxembourgeois. Le fisc hexagonal lui réclame 200 millions d’euros d’arriérés d’impôts et de pénalités pour la période 2006 à 2010, contestant la manière dont l’entreprise présente son activité. Comme le détaille le site de BFM Business, et suite à une audition musclée devant les parlementaires britanniques, Amazon a fini par donner quelques informations, et reconnu que son chiffre d’affaires effectivement réalisé en France en 2011 était de 889 millions d’euros. Huit fois plus que les 110 millions effectivement déclarés ! En fait, l’entreprise déclare en France ou en Grande-Bretagne uniquement la marge que ses filiales locales sont censées dégager en fournissant à la maison-mère du Grand-Duché des services sur les activités de « logistique, service client, comptabilité, fiscalité, ressources humaines, assistance marketing ». Pourtant, l’agence Reuters a montré, au terme de trois mois d’enquête, que dans le cadre de ses activités au Royaume-Uni, Amazon effectue la majeure partie de son activité sur le sol britannique. Il est fort probable que la même chose soit vraie pour la France. Mais pour l’heure, l’entreprise se conforme aux règles européennes, qui définissent la notion d’établissement stable dans un pays. Comme nous le racontions ici, l’OCDE travaille actuellement pour tenter de corriger cette notion, et la faire coller aux réalités de l’époque.
Reuters a donc les yeux fixés sur les curieuses pratiques autorisées par le Luxembourg – et l’Europe. Et ses limiers sont tout récemment tombés sur un bel os, qui n’avait à notre connaissance pas été détaillé jusqu’alors. Le pays offre aux entreprises des déductions fiscales en fonction des décotes d’actifs qu’elles déclarent : si une multinationale achète une petite entreprise à un certain prix, mais est obligée par la suite de déclarer un baisse de la valeur de cet achat, elle peut obtenir une déduction d’impôt, même si elle ne la revend pas ! Le seul autre pays du monde à offrir cette possibilité (plus restreinte, d’ailleurs) est la Suisse, selon Reuters, qui qualifie le procédé « d’appât unique en son genre » dans l’UE.
La pratique existait en Allemagne jusqu’en 2001, mais en contrepartie, le grand voisin du Luxembourg taxait alors les plus-values effectuées lors de la revente avec bénéfice d’une entreprise achetée quelque temps auparavant. Ce que le Luxembourg s’abstient de faire. Pour une multinationale installée dans le Grand-Duché, racheter une entreprise est donc un coup gagnant à tous les coups : soit l’entreprise acquise est profitable, rapporte de l’argent, et pourra être revendue sans aucune taxe, soit elle perd de la valeur, et peut alors servir à faire baisser les impôts ! Reuters détaille plusieurs cas d’entreprises l’ayant bien compris : AOL a économisé plusieurs millions d’euros d’impôts en 2010, Caterpillar s’est offert plus de 320 millions d’euros de déductions reportables sur plusieurs années en 2012, et Vodafone a bénéficié de près de huit milliards d’euros de déductions ces treize dernières années…
Mais pour l’heure, ce n’est pas ce point qui a attiré l’œil de la Commission européenne. En ce moment, Bruxelles se concentre plutôt sur la question des « tax rulings », ces accords confidentiels entre une entreprise et l’administration fiscale sur la manière de s’acquitter de l’impôt. En septembre, le Financial Times a révélé que la Commission avait demandé des explications à l’Irlande, aux Pays-Bas et au Luxembourg sur certaines de leurs pratiques fiscales. La procédure est pour l’instant informelle.
Le Grand-Duché est ciblé parce qu’il autorise de façon très souple les entreprises à déduire de leurs impôts les intérêts d’emprunts qu’elles ont contractés auprès d’autres entreprises, appartenant souvent au même groupe. En faisant circuler l’argent d’une entité à l’autre, et en se facturant ces prêts, une société peut obtenir de sacrés dégrèvements fiscaux. Le taux théorique de 29,2 % de l’impôt sur les sociétés s’éloigne toujours un peu plus.
Ce type d’opération, ou ses multiples dérivés, nécessite de complexes montages financiers, validés par le fisc luxembourgeois au cas par cas. Ils sont en général élaborés par des avocats spécialisés ou par les « big four », les quatre cabinets mondiaux d’audit et de conseil, tous très bien implantés au Luxembourg : Deloitte, EY (ex-Ernst&Young), KPMG ou PriceWaterhouseCoopers (PwC).
Ce dernier cabinet a inventé des centaines de montages pour les entreprises basées au Luxembourg… et en a vu une bonne partie dévoilée dans les médias en mai 2012. D’abord dans « Paradis fiscaux : les secrets des grandes entreprises », une belle enquête d’Édouard Perrin diffusée dans Cash Investigation, une production Premières lignes pour France 2, qui peut encore être visionnée en intégralité en VOD sur le site Pluzz. Puis dans Panorama, la mythique émission d’enquête de la BBC.
Les documents ont notamment révélé que le labo pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline s’est livré en 2009 à un tour de passe-passe en faisant prêter plus de 7,5 milliards d’euros à sa maison-mère par une filiale nouvellement créée au Grand-Duché. Les quelque 150 millions d’intérêts payés à la filiale luxembourgeoise n’étaient taxés sur place qu’à… 0,5 %. GSK avait été pincée par le fisc britannique, et avait dû consentir au paiement d’une amende.
L’émission de France 2, qui avait détaillé la manip, avait interrogé sur ces « tax rulings » le ministre des finances de l’époque, Luc Frieden, et le responsable du département fiscalité de PwC au Luxembourg. L’embarras était palpable, et sacrément télégénique.
Après coup, Luc Frieden s’était ému d’un reportage « tendancieux », rappelant que tous les accords validés par son pays étaient conformes aux règles européennes, et contestant leur caractère secret. Il convenait tout de même que les discussions avec les entreprises restent confidentielles. Au Luxembourg, la question des « rulings » est sensible. Nicolas Mackel, de Luxembourg for Finance, veut mettre les choses au clair : « Comme tous les pays, nous sommes à l’écoute des entreprises, mais l’administration ne négocie pas. » Nuance, « elle est ouverte à la discussion sur la base de données objectives avec des entreprises qui veulent connaître par avance ce qu’elles vont payer en impôt, notamment en fonction des bénéfices ou des déficits qu’elles annoncent ». Pour le représentant officiel, « la possibilité d’adapter l’imposition a toujours existé, et existe partout ».
Ce discours est repris en boucle au Luxembourg, où on ne voit rien que de très légal dans cette pratique, qui serait courante dans le monde entier. Ce qui est sans doute vrai, mais certainement pas à cette échelle. Et il ne faut pas beaucoup pousser les représentants officiels pour qu’ils s’indignent que personne ne relève les récentes initiatives d’États américains pour attirer les entreprises. Par exemple, l’État de New York propose une exonération fiscale totale de dix ans pour des entreprises s’installant dans des zones franches. « Si nous proposions ça, nous serions lynchés par l’opinion publique mondiale en deux jours », constate amèrement une source proche du gouvernement.
Pourtant, difficile d’en savoir plus sur les « rulings », couverts par le secret fiscal. Marius Kohl, le responsable qui a présidé pendant des années le fameux Bureau 6 de l’administration des contributions, et a validé des milliers de rulings, a récemment pris sa retraite. Contacté par Mediapart, il n’a pas donné suite. Et faute d’informations précises, les rumeurs les plus variées circulent. « De fait, le pays est totalement opaque sur son rapport avec les entreprises, témoigne un diplomate très au fait des questions fiscales (et qui préfère rester anonyme, voir notre “boîte noire”). J’ai même entendu un responsable d’une banque française me dire, en confidence, qu’il avait négocié un “ruling” sur place, mais avec la promesse de le laisser au coffre quoi qu’il arrive. »
Même la banque centrale du Luxembourg a récemment tiqué sur l’opacité de l’État quant aux niches et déductions fiscales offertes aux entreprises. Dans son dernier bulletin trimestriel, l’institution estime « nécessaire » de « procéder à un inventaire complet » de ce qu’elle qualifie de « dépenses fiscales », et dont elle avoue ne pas connaître l’étendue ! « On peut regretter qu’au présent stade, le Luxembourg se caractérise par un manque flagrant de données sur cet aspect essentiel des politiques publiques », déplore la banque centrale.
La loi française devrait bientôt permettre d’en savoir plus, au moins pour les entreprises d’origine hexagonale. La loi de finances 2014 oblige en effet les grandes entreprises à tenir à la disposition du fisc tous les documents ressemblant de près ou de loin à un accord écrit avec les autorités fiscales des pays où elles sont implantées. En d’autres termes, les « rulings » luxembourgeois pourront bientôt être consultés par l’administration fiscale. Le texte prévoyait aussi que les instigateurs et les utilisateurs de tous montages destinés à l’optimisation fiscale soient tenus de présenter leurs inventions à l’administration fiscale, comme c’est déjà le cas en Grande-Bretagne. Las. Le 29 décembre, le Conseil constitutionnel, saisi par les députés UMP, a censuré ces dispositions, comme l’ont relevé Les Échos et @rrêt sur images.
Quelle “substance légitime” ?
Reste une question. La seule question valable sans doute. Est-il normal qu’une entreprise puisse bénéficier de tous les avantages accordés par le Luxembourg, alors qu’elle n’y exerce pas d’activité réelle ? De l’aveu même de l’un des responsables de la chambre de commerce, sur les 100 000 entreprises enregistrées, « seules 30 000 sont des entreprises de l’économie réelle, par exemple des boulangers, des cafetiers, des entreprises de construction ». Les autres sont des holdings, ou autres sociétés bénéficiant des largesses luxembourgeoises. Combien exercent une réelle activité ? Un haut responsable financier luxembourgeois, qui s’exprime sous couvert d’anonymat, hausse les épaules : « Il y a bien sûr des sociétés qui sont une simple boîte aux lettres ici, une coquille vide pour profiter des avantages fiscaux que nous avons su proposer pour les attirer. »
Au Luxembourg, cette question est résumée par le terme de « substance » d’une entreprise. Le débat était très bien résumé dans le mensuel économique paperJam en fin d’année (l’ensemble du dossier sur l’avenir de la place financière vaut largement la lecture). C’est la Cour de justice européenne, basée à Luxembourg, qui a établi les règles en 2006, dans la célèbre affaire Cadbury contre Schweppes, qui opposait Anglais et Irlandais) : les montages passant par des pays à basse fiscalité sont autorisés, pour autant qu’il y ait de la substance économique derrière.
La cour de justice européenne. © D.I.Au début des années 2000, les autorités du Grand-Duché avaient déjà fait un certain ménage, en faisant fermer des centaines de sociétés fantômes. Depuis 2011, une circulaire du fisc précise que la moitié des administrateurs d’une Soparfi doit résider au Luxembourg, et que la gestion doit se faire de manière effective sur place. Mais ces règles sont facilement contournables, comme l’avait illustré de manière éclatante Édouard Perrin dans Cash Investigation sur France 2.
Le journaliste s’était rendu dans les locaux de Winvest, filiale de Wendel, l’ex-géant de la sidérurgie converti en fonds de placement, qui a utilisé à plusieurs reprises le Grand-Duché pour rémunérer discrètement ses dirigeants, avant de se faire pincer. Mais sur place, chez Winvest, difficile de trouver la fameuse « légitime substance ». Dans cet extrait, on voit surtout des bureaux vides et des responsables français de Winvest y passer environ deux heures, avant de repartir pour Paris.
« Légalement, il faut qu’une société soit dirigée depuis le Luxembourg, explique un ancien salarié d’un des “big four”. Personnellement, j’ai toujours recommandé aux dirigeants de tenir de vraies réunions de conseil d’administration sur place, mais il est bien sûr possible de rester quelques minutes à peine, le temps de signer des documents rédigés à l’avance. Sur le papier, les règles formelles sont tenues. C’est toute la distinction entre la légalité et la légitimité : tout cela est certes légal, mais pour qui est faite la loi ? Il y a une loi pour les grands et une loi pour les petits. »
Le tout nouveau premier ministre Xavier Bettel a assuré à paperJam qu’il était nécessaire de surveiller « ces entreprises qui ne paient pas d’impôt en usant d’artifices », et « y remédier ». L’ancien ministre des finances avait lui aussi affirmé en mai lors d’un débat à l’OCDE que le fait que « certaines entreprises ayant installé leur siège au Luxembourg ne payent pas d’impôts » était problématique. Mais tous deux se sont empressés dans le même mouvement de défendre la « compétition fiscale légitime » entre pays. La frontière entre l’inadmissible et le tolérable est parfois bien mince.
BOITE NOIRECe reportage est le dernier volet d’une série sur le Luxembourg et sa place dans l’industrie financière mondiale. Nous avons exploré la façon dont la place financière pèse sur les mentalités au Grand-Duché, puis la manière dont le Luxembourg mène les négociations internationales sur le secret bancaire, et nous voyons enfin que la politique prioritaire du pays est de continuer à attirer les entreprises, à coups de lois sur mesure et de fiscalité au rabais.
J’ai recueilli tous les témoignages lors de mon déplacement au Luxembourg, les 19 et 20 décembre. De nombreux interlocuteurs, membres d’ONG, représentants du gouvernement ou salariés d’entreprise, ont demandé à garder l’anonymat. Pour cet épisode, merci à l’équipe de Premières Lignes et à Édouard Perrin pour leur aide et leur soutien.
Nous avons contacté Jean-Claude Juncker, Luc Frieden et Pierre Gramegna pour obtenir une interview, sans résultat.