A moins de se passer de carte d’identité, n’importe quel citoyen français sera bientôt fiché. Son nom, ses empreintes digitales et quelques autres données seront versés dans une base gérée par le ministère de l’intérieur. Sous couvert de lutter contre les fraudes à l’identité, l’Assemblée nationale devrait en effet permettre la création d’un fichier biométrique géant, centralisant les données de 45 à 60 millions de Français.
Ce « fichier des honnêtes gens », comme l’a surnommé François Pillet, le rapporteur (UMP) de la proposition de loi au Sénat, fait l’objet depuis mai 2011 d’un bras de fer entre députés et sénateurs, les seconds craignant son détournement à des fins policières. Dans un hémicycle quasi désert, l’Assemblée nationale a adopté mercredi 1er février la proposition de loi sur la protection de l’identité. Le texte doit encore repasser devant le Sénat, puis devant l’Assemblée nationale qui aura le dernier mot et devrait, sauf surprise, l’adopter définitivement.
Le texte crée une nouvelle carte d’identité nationale qui comprendra deux puces électroniques, l’une régalienne avec les données biométriques (nom, prénom, sexe, date et lieu de naissance, adresse, taille et couleur des yeux, empreintes digitales et photographie), l’autre facultative, permettant aux internautes de s’identifier en ligne, via signature électronique, sur les sites administratifs ou commerciaux.
Changement majeur : jusqu’ici consignées dans des fichiers papiers dans les préfectures, ces données seront désormais centralisées au sein de la base des titres électroniques sécurisés (Tes), déjà utilisée pour les passeports.
Officiellement, il s’agit selon le ministre de l’intérieur de lutter contre les usurpations d’identité, qui représenteraient 210.000 cas par an. Un chiffre d’ailleurs vraisemblablement surestimé puisque, comme le notait Owni, l’ONDRP n’a constaté que 6.342 cas de faux documents d’identité en 2010, un nombre d’ailleurs en baisse de 24 % depuis 2005.
Sous le prétexte de lutter contre ces usurpations, l’opposition soupçonne donc la majorité de vouloir utiliser ce fichier à des fins d’investigations criminelles. « Vous profitez de ce fait délictueux, Monsieur le ministre, pour réaliser le vieux rêve de la place Beauvau : créer un grand fichier biométrique de plusieurs millions de Français ! », a lancé, le 1er février 2012, le député PS Serge Blisko au ministre de l’intérieur.
Après une décision du Conseil d’Etat et des observations de la Cnil, la majorité a dû se contenter d’enregistrer deux empreintes digitales (au lieu de huit), a renoncé à la reconnaissance faciale et a interdit toute interconnexion de la base avec d’autres fichiers. Mais le fichier permet toujours de retrouver et d’identifier un individu à partir de ses empreintes digitales. Ce qui le rend similaire à un fichier de police, comme le fichier automatisé des empreintes digitales.
La proposition de loi limite cependant cette recherche à trois cas : les vérifications lors de la délivrance ou le renouvellement d’une carte d’identité, l’identification de victimes d’accidents ou de catastrophes naturelles, et enfin dans certains cas de fraudes à l’identité, sous contrôle du procureur de la République et dans le cadre d’enquêtes de flagrance, d’enquêtes préliminaires ou sur commission rogatoire.
Le texte liste une quinzaine d’infractions concernées, allant de l’usurpation d’identité (créée par la loi Loppsi 2 du 14 mars 2011) au faux et usage de faux, en passant par l’atteinte aux services de renseignements, et la mention d’une fausse adresse ou identité aux agents assermentés des transports. « C’est assez large puisque cela porte aussi sur les étrangers qui travaillent avec de faux papiers ou encore des gens qui auront sauté le portillon du métro et donné une fausse adresse au contrôleur », remarque Serge Blisko.
Surtout, rien ne dit que cette liste ne s’allongera pas au fil des ans. « L’élargissement de la finalité des fichiers est une constante dans la pratique gouvernementale », a rappelé le député Jean-Jacques Urvoas. Le meilleur exemple en est le fichier national des empreintes génétiques (Fnaeg), créé en 1998 pour lutter contre les auteurs d’infractions sexuelles, et qui couvre aujourd’hui une grande partie des infractions du code pénal. C’est ainsi que des syndicalistes et des faucheurs volontaires se sont retrouvés devant les tribunaux pour avoir refusé d’y figurer.
Pour éviter cette « bombe à retardement » dénoncée par François Pillet, le rapporteur (UMP) de la loi au Sénat, ce dernier privilégie une solution technique, dite de lien faible, qui permet de constater les usurpations d’identité, sans créer de lien univoque entre empreintes digitales et identité. « Nous ne pouvons pas, élus et gouvernement, en démocrates soucieux des droits protégeant les libertés publiques, laisser derrière nous un fichier que d’autres, dans l’avenir, au fil d’une histoire dont nous ne serons plus les écrivains, pourraient transformer en un outil dangereux, liberticide », justifiait François Pillet, le 13 décembre 2011.
Ce point fait depuis près d’un an l’objet du bras de fer entre sénateurs et députés de la majorité, favorables à un lien fort.
Comme d’ailleurs les industriels du Gixel (groupement professionnel des industries de composants et de systèmes électroniques), très largement consultés. « Ce sont pas moins de quatorze représentants des industriels ayant adhéré au Gixel qui ont défilé dans le bureau du rapporteur de la proposition de loi au Sénat », relate le site Owni.
Ce lobby des industries françaises de l’électronique déplore que « l’absence de projets en France, pays qui a inventé la carte à puce et possède les champions du domaine, ne permette pas la promotion internationale d’un modèle français de gestion de l’identité ». Et d’enfoncer le clou : « Leurs succès à l’international, face à une concurrence allemande ou américaine, seront plus nombreux, s’ils peuvent s’appuyer sur un projet concret national. »
Aussi pas question pour elles de développer un système à lien faible, impossible à revendre à l’étranger. D’où le rétropédalage de Morpho (ex-Sagem) qui avait pourtant breveté le système de liens faibles. « L’entreprise à l’origine du lien faible, elle-même, doute de sa fiabilité et reconnaît qu’il n’est pas opérationnel », a affirmé Claude Guéant le 1er février. « En fait, ces entreprises ont tout intérêt à la mise en place d’un système intrusif en France pour leur servir de démo envers d’autres pays qui réorganisent leur état civil comme l’Inde, remarque Serge Blisko. On ne vend pas à l’étranger sur des questions de libertés, mais sur des produits d’appel hautement sécurisés !»
En la matière, la France est pionnière. La plupart de nos voisins européens passés à la carte d’identité électronique n’ont en effet pas jugé nécessaire d’y inclure des données biométriques. La Grande-Bretagne et les Pays-Bas ont récemment préféré abandonner leurs projets biométriques faute de fiabilité. Et, à l’exception de l’Espagne, aucun de nos voisins n’a vu d’utilité à un fichier central…
Par Louise Fessard 01/02/12 (Mediapart)